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CONFLUENCES / Tentative d'approche
 
Le visible dominant

Le visible est de l’ordre de l’effleurement.

Il est mouvant, changeant, éphémère. Il pourrait donc être secondaire dans la préhension que nous avons de ce qui nous entoure. Or, il est évidemment essentiel puisqu’il constitue l’enveloppe. Mais l’enveloppe est loin de former le tout. Il arrive que cela soit oublié.

Dans ce cas, le visible n’est plus la traduction, l’expression d’un lisible et d’un indicible à un moment donné, il ne fait plus partie du tout, il EST le tout : il devient le référent, et l’indicible ne met plus en doute le fait que l’image puisse être le référent.


1 – Le visible devenu valeur sûre

Quand la distinction n’est plus faite entre visible et lisible, quand le visible devient au même titre que le lisible un référent, le référent peut alors – de la même façon que le lisible – prendre un caractère de permanence. Ce que j’ai préalablement appelé la valeur sûre. L’enveloppe devient valeur sûre.

De ce fait, elle acquiert un autre statut : celui de devenir pérenne. Le doute, quant à sa raison d’être, quant à son utilisation répétée et déconnectée de son contexte initial, n’est plus de mise. L’image a oublié son rôle… Elle est là, dans la conscience collective, mais personne ne sait plus vraiment pourquoi elle est encore utilisée… Elle devient habituelle, ordinaire, incontestable.

C’est dans ce registre que pourrait se situer l’écueil de certaines opérations, qui mettent en œuvre des bâtiments répondant à un programme contemporain, utilisant tous les matériaux et techniques de notre temps mais qui maquillent l’ensemble avec le visible d’une autre époque (néoclassique par exemple) qui, pour tous est devenu un référent, une image acceptée, digérée, faisant tout naturellement partie de ses valeurs sûres…


2 – Le visible devenu fin en soi

Quand lisible et indicible sont laissés de côté, le visible devient référent (ce qui peut être un processus naturel s’il s’opère en toute conscience de sa superficialité, s’il ne devient pas valeur sûre). Et s’il n’y a pas de distance entre ce qui est vu, ce qui peut être déchiffré et la relativité de ce déchiffrage, l’enveloppe prend un caractère différent : celui d’absorber toutes les autres dimensions pour devenir une fin en soi.

L’enveloppe, en tant qu’interface, en tant que traduction, en tant qu’expression, n’est plus : elle se transforme en décor, en tant qu’élément apparent qui cache une réalité différente. Dans ce jeu, le référent néoclassique est très souvent utilisé dans les opérations de promotions immobilières, et le référent vernaculaire est dominant dans les lotissements en périphérie des villages… Ces visibles peuvent être considérés comme des décors puisqu’ils appartiennent à des époques révolues, mais ils ne cessent d'être utilisés dans le cadre d’une mise en scène urbaine consensuelle… Mais ces époques ont bel et bien existé, sont inscrites dans notre patrimoine, et ont acquis un statut de valeur sûre qui exclut toute remise en cause de leur usage et leur donne une légitimité incontestable… L’image comme référent apaisant… Et pourtant, sa raison d’être originelle, son sens premier, lié à un contexte, à une époque, à des contraintes spécifiques n’existe plus…

A contrario du référent apaisant, le visible est aussi utilisé en architecture, comme en publicité, pour mettre en avant ce qui peut apparaître comme une forme de marginalité acceptée (ce qui, en soi, est déjà un non sens) dans l’imagerie populaire (celle issue de MTV ou autre NRJ, du cinéma, de la télévision, de la mode, etc…)… A l’instar de l’image publicitaire, qui cherche systématiquement à se démarquer de sa voisine pour obtenir une meilleur visibilité, l’usage de l’enveloppe comme expression unique de l’originalité d’une architecture est devenue tendance ! L’enveloppe du bâtiment devient un panneau publicitaire, un objet marketing, un concept, une signature…

L’enveloppe est alors utilisée comme un vêtement flamboyant qui dissimule la vraie façade : au lieu d’être la part visible du bâtiment, son expression publique, une facette de son tout ; elle devient un objet dissocié, un masque... Dans cette pratique, l’absence de sens est totale, la question même du sens est absente… Quand l’image devient à ce point prioritaire, quand le visible est devenu une fin en soi, par absence d’échange et de perméabilité avec le lisible et l’indicible, elle s’inscrit dans un temps précis pour atteindre un but précis… Elle se fige… Vide de sens… Déjà morte…

Dans un cas comme dans l’autre, la ville devient théâtre, l’homme acteur. Or la notion de théâtralité implique par essence une lecture précise de la limite entre le réel et l’irréel, entre le vécu et l’image du vécu, entre le sens et la représentation du sens. Quand cette distance disparaît, nous sommes dans la confusion, la conscience intuitive (indicible) qu’il y a désaccord, dissonances…


Le lisible dominant

Le lisible est de l’ordre de l’approfondissement.

Il s’inscrit dans un mouvement évolutif et constitue l’ossature de notre rapport au monde. Mais, de même que l’enveloppe, l’ossature ne forme pas le tout. La richesse que renferme le lisible nous le fait parfois oublier…

Dans ce cas, le lisible n’est plus cette interface entre ce qui ne peut être défini (l’indicible) et ce qui peut l’être parfaitement (le visible). Il ne fait plus partie du tout, il EST le tout. Il se débarrasse de l’interface que constitue l’image et il n’admet plus le doute…

Quand le lisible exclut la légèreté que permet l’image, il devient image lui-même. Il rejette alors la distance que permet le visible, il évacue la fantaisie, il s’affiche sans intermédiaire, il pense être l’essentiel et se donne à voir brutalement.

Quand le lisible exclut le doute de sa propre démarche, il devient LA vérité. Il ignore alors la possibilité de l’erreur, il refuse le dialogue, il affirme sa légitimité, il justifie en s’appuyant sur la totale objectivité de sa démarche, il pense avoir trouvé LA solution.


1 – Le lisible devenu objectif

Si le lisible forme le tout, qu’il est LE sens, alors le visible considéré comme ornement devient superflu… et le superflu est à bannir ; alors l’indicible considéré comme subjectif devient rêverie… et la rêverie est à proscrire…

Le lisible donne alors lieu à l’énumération systématique de données qui pensent être parfaitement objectives (et obtiennent ainsi une légitimité incontestable), qui sont analysées froidement et qui permettent d’établir des conclusions. Ces conclusions sont forcément justes et constituent aussi une fin en soi… Les mettre en œuvre devient alors un objectif…

C’est essentiellement dans ce registre que ce sont construits les villes nouvelles, les grands ensembles, les infrastructures routières qui traversent ou encerclent les grandes métropoles, de l’après deuxième guerre mondiale jusqu’à la fin des années 80…

C’est aussi dans ce registre que se situe parfois l’écueil de certains architectes et urbanistes du Mouvement Moderne qui, dans une démarche novatrice de questionnement et de remise en cause des lisibles devenus référents, tombèrent parfois dans les mêmes travers, en développant des idées et des projets urbains flirtant avec une vision totalitariste des choses, par refus de tout ce qui pouvait ressembler à de la compromission.

Dans notre quotidien, nous parcourons régulièrement des lieux « conçus » avec le lisible comme fin en soi : centres commerciaux, parkings, passages piétons souterrains, passerelles au-dessus des voies rapides, carrefours, etc… Ces pauvres interstices de la ville, pratiqués par nécessité, conservent (dans le meilleur des cas) comme seule raison d’être – étriquée, insuffisante, mais malgré tout présente – d’être fonctionnels.


2 – Le lisible devenu dogme

Comme le lisible est alors LE sens, il est dans la même logique de vouloir le faire partager. Il faut imposer LE sens à ceux qui ne comprennent pas encore mais qui comprendront plus tard… Nous sommes alors sur la route d’une forme d’isotopie, en tant que « recherche de la lecture unique », en tant que volonté de prouver aux sceptiques que, non seulement, là est effectivement LA solution mais que, de plus, pour en mesurer pleinement l’efficacité, il faut la reproduire et la mettre en œuvre à grande échelle. Le lisible s’érige alors comme dogme, avec volonté de multiplier LE système qui résout toutes les problématiques.

C’est dans ce registre que pourrait à nouveau se situer l’écueil de certains architectes et urbanistes qui, munis de leurs certitudes, essayèrent de les imposer aux autres, en proposant d’agir sur de gigantesques territoires déjà urbanisés, en faisant table rase de l’existant. Le Plan Voisin est la plus connue de toutes ces tentatives.


L’indicible dominant

L’indicible est de l’ordre de l’infiniment.

Complexe, insaisissable, toujours en mouvance, il renferme les mystères de l’identité une et unique. Il pourrait être le tout puisqu’il rassemble les codes psychologiques (en métaphore des codes génétiques) qui constituent l’individu. Mais il ne peut pourtant être le tout.

Sans son ossature qui le relie à l’autre (au sens large) et son enveloppe qui le protège, l’indicible apparaît alors dans toute sa violence, son chaos, son excès… Filtrer l’inconscient est, semble-t-il, absolument nécessaire pour s’inscrire dans une réalité. Si le filtre disparaît ou s’effrite, plus aucun repère n’est possible, plus aucune image n’est utilisable. La masse complexe de la « dimension cachée » (terme emprunté à Edward T. HALL) engloutit tout le reste. C’est le dérapage vers la folie, caractère de ce qui échappe à la raison…

Ce glissement vers le règne du subjectif brut, de l’imaginaire débridé, prend rarement forme en architecture dans cet excès là, puisqu’aucune pratique professionnelle ne peu intégrer la perte du visible et du lisible. Mais on le rencontre parfois dans une pratique constructive marginale... Quand les imaginaires et les obsessions d’un homme, prennent forme au travers de constructions… Le palais de Ferdinand Cheval et les folies de Maximilien Siffait en sont deux exemples connus.

C’est dans ce registre que pourrait se situer la limite de l’œuvre d’Antonio Gaudi, dont l’indicible prit forme d’une manière admirable, quand il s’inscrivit dans le registre de l’Ouvrage d’Art (en tant qu’œuvre d’art « construite » inscrite dans l’usage public). Ainsi, dans la Sagrada Familia ou le Parc Guëll – lieux publics liés par l’usage à l’onirique, en tant que lieu de prière, de méditation, de promenade – la présence forte de la personnalité du concepteur apporte une sorte de support à l’imaginaire de chacun… Mais, pour ce qui concerne les immeubles d’habitation, espaces privés destinés à être occupés par d’autres, le rapport est différent : il n’y a plus vraiment de place pour sa propre dimension cachée… Il faut, pour y habiter, s’oublier et se fondre dans celle de Gaudi.


Les Uns sans les Autres

Le lieu étant une portion déterminée d'un espace, le non-lieu pourrait en être une portion indéterminée… Mais il ne s'agirait pas là d’indéterminé territorial... Si la notion d’indétermination est prise dans un sens plus vaste, il est alors possible d’y trouver une piste… Le non-lieu pourrait naître de l’accumulation d’indétermination… Caractère de ce qui est confus, imprécis, vague… Caractère donc de ce qui est sans identité visible (voir lisible), sans connections, sans résonnances…

En ce sens, l’ensemble des situations éprouvées de malaise dans l’espace urbain serait de l’ordre du sentiment conscient ou intuitif qu’il y a déséquilibre, dissonances…

Quand, le visible a été laissé pour compte, le lisible négligé, l’indicible ignoré, il reste un territoire désolé… Un non-lieu… Le lieu de l’abandon... Abandon de l’image, de l’enveloppe, qui protège, qui adoucit, qui transmet… Abandon du caractère, du référent, qui assoit, qui tisse, qui permet… Abandon de l’identité, qui englobe, qui apaise, qui nourrit, qui emmène…

Quand le visible domine ou quand le lisible domine, il reste également un territoire désolé… Un autre non-lieu… Le lieu de la domination… Domination du décor, du simulacre, qui se démode, qui fatigue, qui ennuie… Domination de la fonction, de la rentabilité de l’usage, qui appauvrit, qui agresse…

Etrangement, l’indicible ne domine jamais vraiment… La ville s’est toujours construite, avec des règles (issues du lisible) qui encadrent fermement cette dimension et l’empêche de prendre l’ascendant, même dans les espaces ou son influence est acceptée, voire recherchée, comme les jardins, les espaces culturels…

Il n’y a guère que dans l’usage exceptionnel (manifestations culturelles, installations éphémères, etc…) de lieux exceptionnels (friches, parcs, etc…), bénéficiant d’une tolérance exceptionnelle pour que visible et lisible soient réduits à leur plus simple expression, que la place de l’indicible peut alors s'affirmer… Par le fait même que ces cas de figures soient peu nombreux, inscrit sur un territoire déterminé pour une durée limitée, les conséquences de la domination de l’indicible dans l’espace urbain restent méconnues…


Confluences

Ce qui permet l’apparition de ce que j’ai appelé les résonnances, pourrait donc se situer à la confluence du visible, du lisible et de l’indicible, dans le dialogue équilibré entre les trois…

Confluence forte, imposante, inscrite dans une histoire que tout le monde peut percevoir et qui, de ce fait, sera protégée, entretenue, cultivée au point parfois de disparaître, dissoute dans un trop plein de précautions…

Confluence construite, avec l’intelligence, l’attention, la patience, la détermination, la sensibilité, la bienveillance d'individus qui auront su saupoudrer tous les ingrédients du visible, du lisible et de l’indicible avec précaution et audace…

Confluence détruite par la négligence, le manque d’attention, la maltraitance, la bêtise, l’aveuglement de quelques ignorants qui, avec parfois beaucoup de détermination, mais surtout beaucoup d’inconscience, briseront ce fragile équilibre... Le silence qui suit dure alors longtemps, très très longtemps……

Confluence changeante, toujours en évolution, qui disparait, réapparait, s’amplifie au point d’être ressentie par tous, mais peut aussi s’éteindre peu à peu au point de n’être plus qu’un murmure que seul l’attentif percevra…

Confluence mystérieuse qui, dans un mouvement incompréhensible et pour un détail, peut s’imposer presque par hasard, au gré d’un temps donné, d’un contexte particulier, d’une intervention, ou même d’un accident, mais peut aussi s’évaporer très vite, dans un souffle…

Confluence discrète, délicate et fragile, inscrite au coin d’une rue, dans le temps du pas, dans l’interstice d’un hasard, au gré du regard… et qui s’évanouit avec le mouvement du corps qui poursuit son chemin…

Confluences…


Nadine Turquaud
1999 / (extrait TPFE) / 2015

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