Définition du Petit Robert 1992 :
1 – Qui est aisé à lire, à déchiffrer = Lecture / Déchiffrage
2 – Digne d’être lu
Hypothèse
Le lisible correspond à ce qui est perceptible dans un rapport impliqué correspondant à ce que Edward T. HALL (La Dimension cachée – 1966 / 1971 Edition du Seuil pour la traduction française) appelle les distances sociale (de 360 à 120cm) ou personnelle (de 120 à 45cm). Il s’agit de ce que l’on perçoit avec effort, de ce que l’on perçoit dans un mode actif qui implique la pratique. Il s’agit donc du déchiffrable.
Le lisible est de l’ordre de l’approfondissement.
L’homme
Le lisible, chez l’individu, renvoie à son « caractère » : signes ou ensemble des signes distinctifs, traits propres qui permettent de le distinguer d’un autre. C’est ce que l’on apprend en entrant en contact. On dit alors qu’il (elle) est autoritaire, volubile, généreux(se), timide, sérieux(se), orgueilleux(se), drôle, rigoureux(se), cynique, etc… On dit aussi qu’il (elle) a les yeux bleus, quelques cheveux blancs, un parfum agréable, une alliance, etc…
Il s’agit donc de ce qui peut être révélé par l’observation et l’étude, qu’elles soient informelles – étude d’une personne que nous rencontrons – ou formelles – l’étude sociologique, psychologique, anthropologique, médicale, etc…
Dans le meilleur des cas, le lisible est un support indicatif qui permet d’émettre des hypothèses et poser de bonnes questions : c’est alors un référent. Dans la plupart des cas, c’est un chamallow – sucrerie industrielle composée d’un savant mélange de produits de synthèses, à la jolie forme carrée qui se déforme dès que l’on appui dessus : c’est alors un lieu commun. Dans le pire des cas, il sert de base au dogme : il s’érige alors en vérité.
La ville
Le lisible, pour la ville, renvoie à ses « caractères » : signes ou ensemble des signes distinctifs, traits propres qui permettent de la distinguer d’une autre. C’est ce que l’on apprend en entrant en contact. Pour le « profane », il s’agit de la manière dont il circule à pied, en voiture ou en transport en commun ; de la proximité et de la configuration des espaces verts ; de l’état, la densité, l’architecture des bâtiments ; de la présence et la qualité des services ; de la fonctionnalité de son logement ou de ceux de ses proches, etc… Pour « l’initié », il s’agit de la façon dont les bâtiments s’articulent entre eux et avec l’espace public ; des matériaux utilisés ; de l’agencement des parties privées et communes ; de la prise en compte de la lumière, du bruit, des vues ; de la qualité spatiale ; de la manière qu’on les gens de pratiquer tel ou tel lieu, de préférer tel ou tel site, de choisir tel ou tel parcours, de s’approprier tel ou tel espace, etc… Il s’agit donc de ce qui peut être révélé par l’observation et l’étude, qu’elles soient informelles – l’étude d’un environnement pratiqué – ou formelles – l’étude architecturale, urbanistique, technique, géographique, économique, etc…
Dans le meilleur des cas, le lisible est un support indicatif qui permet d’émettre des hypothèses et poser de bonnes questions : c’est alors un référent. Dans la plupart des cas, c’est encore un chamallow, un lieu commun qui se déforme à volonté. Dans le pire des cas, il sert de base au dogme : il s’érige alors en vérité.
Interstice
Quand je parle du lisible, je parle de ce qui peut se déchiffrer, de cette frange d’inconnu qui nous est accessible pour peu qu’il y ait acte de vouloir. Déchiffrer est essentiel car cela a toujours un sens… L’acte de déchiffrer montre une intention, une volonté, c’est le lieu de la curiosité ; il permet de saisir des pistes, d’ouvrir des portes, de mettre en relation, de relativiser le visible… Se laisser déchiffrer montre une autre intention, celle d’être accessible. Bilatéralité : engagement des parties contractantes les unes avec les autres. Dans ce double rapport, c’est l’ensemble des modes relationnels qui prend racine.
Le lisible comme référent
Le lisible constitue donc un ensemble de signes qui permet d’identifier. L’identification s’opère grâce à la mémoire : quand nous rencontrons quelqu’un, l’observation des signes sert à accumuler des données qui nous permettrons de reconnaître cette même personne à la prochaine rencontre. Il en est de même pour les lieux et tout ce qui entre en contact avec nos sens. C’est ce qu’accumule nos mémoires de « stockage des données » (sémantique, épisodique, procédurale et perceptive). La multiplicité de ce processus engendre l’expérience. La multiplicité de l’expérience crée l’histoire. Le lisible est à la base de notre système référent, la colonne vertébrale de notre préhension des choses.
Le référent est à la base de toute analyse : l’observation du lisible permet de mettre en rapport avec l’expérience, la mémoire, l’histoire, d’émettre une hypothèse, de refaire une expérience qui sera elle-même mémorisée, intégrée à l’histoire et confrontée à un autre lisible (ou au même mais avec un regard modifié), etc… C’est le principe même de la recherche. Qu’elle soit « personnelle » - l’individu avec sa vie et son environnement – ou « scientifique » - l’individu avec la vie ou l’environnement des autres.
Il y a les référents individuels, ceux qui ne concernent que soi. Ils sont le métronome de l’individu : ils constituent ses repères, ses points d’accroche, son éthique… Il y a les référents communs qui concernent plusieurs individus, voire une population. Ils sont le métronome d’une société, ils constituent ses lois, ses rites, ses mouvements de pensées, ce que l’on appelle communément sa « culture ».
Ce processus s’opère dans un mouvement incessant et illimité d’enrichissement de nos connaissances, qu’elles soient théoriques, intellectuelles ou sensibles, issu de la mise en rapport puis de la mise en perspective de nos observations, suppositions, tentatives, pratiques, mémoires, etc…
Le lisible comme lieu commun
Dans l’analyse, dans la décomposition des éléments et la recherche des rapports qui existent entre eux (et éventuellement avec d’autres, issus d’une analyse différente mais comparable), il y a toujours en filigrane le désir dangereux de conforter ce que l’on pense déjà, de confirmer un avis prédéfini, de trouver du commun… Souvent, dans les discussions, il ne s’agit pas réellement d’échange des points de vue différents, mais de convaincre l’autre de son propre point de vue, afin de trouver du commun là où il n’y en a pas forcément, afin d’obtenir de l’autre la confirmation que l’on est dans le vrai. Il y a dans ce récurent quelque chose qui mène à faire un amalgame de données vraies et fausses à la fois, toujours justifiables, et à construire ce que j’appelle le lieu commun ; un ensemble de référents qui sont plus issus du visible que du lisible mais qui, par le biais d’une série de laisser-aller ou (et) de laisser-faire additionnés, obtiennent le même statut. Il s’agit de l’à peu près.
Il sera alors question de types de fonctionnement, de façons d’être, de comportements qui vont immédiatement donner lieu à des affirmations ou des classifications erronées, voire parfaitement arbitraires, mais qui sont justifiées par le fait même que d’autres l’ont dit (le lieu commun populaire) ou que l’étude l’a démontré de manière probante (le lieu commun professionnel) : il ne s’agit plus de déchiffrer avec son référent mais avec le référent commun, avec le déchiffrage de l’autre.
C’est évidemment nécessaire car nous ne pouvons explorer tous les lisibles, et il faut forcément faire appel à l’expérience de ceux qui nous entourent, que ce soit dans la proximité (parents, amis, collègues, etc…) ou dans l’éloignement (télévision, livres, radios, conférences, expositions, etc…). Mais cela devrait pouvoir se faire dans le discernement, c'est-à-dire avec le recul du sentiment de nos propres approximations et erreurs de lecture, qui renvoient alors à celles que font forcément les autres, même les plus érudits…
Ainsi, un ingénieur est connu pour être dépourvu de sensibilité artistique, un architecte est forcément un mauvais technicien, la ville est le lieu de la solitude, les jeunes habitant en banlieue sont des délinquants, le béton est triste, l’architecture contemporaine est inhumaine, etc…, etc… Nous entendons ces bêtises tous les jours…
C’est incontestablement vrai puisque nous avons tous rencontré ou entendu parlé d’UN individu correspondant à la description, entendu parlé ou testé UNE situation correspondant à l’affirmation. Mais c’est surtout et toujours éminemment faux dans la mesure ou il s’agit, à chaque fois, d’énormes raccourcis issus d’une observation ou d’une expérience isolée, alimentés par ouï dire, amalgames et poncifs, montés en épingle grâce à une bonne dose de préjugés issus du même type processus… Un chamallow indigeste… Un lieu commun…
Le lisible comme dogme
Dans le référent, le danger est de croire qu’il y a de la « valeur sûre ». Comme les expériences, à chaque niveau et sur quelque sujet que ce soit, sont multiples et remettent souvent en cause les précédentes, peu de certitudes (voire aucunes) peuvent en découler. Les référents sont multiples et mouvants…
Pour maintenir l’équilibre, il est nécessaire d’en avoir conscience, et d’être vigilant. Quand les référents, les lisibles, sont mis à mal, quand ils vacillent, la tentation est alors énorme de s’arrêter sur un ou quelques faisceaux d’observations, de les regarder sans le filtre de la réflexion, de figer sa pensée et d’émettre des conclusions.
L’histoire est pleine de conclusions, notre quotidien fourmille de conclusions, l’homme se complait dans les conclusions, les spécialistes sont eux-mêmes friands de conclusions. Et toutes ces conclusions peuvent trouver une certaine forme de légitimité dans le fait même qu’elles sont issues du lisible, du référent, de l’observé, de l’expérimenté, du vécu… A partir de là, tous les excès sont possibles. Aussi bien en politique, en sociologie, en architecture, en urbanisme, etc… que dans la quotidienneté de la vie de chacun… Les exemples sont terriblement nombreux… C’est le lieu du dogme, de l’avis péremptoire, du raisonnement étriqué, du grand geste, de la mégalomanie, de la pensée unique… Et dans le pire des cas, de la dictature…
Nadine Turquaud
1999 / (extrait TPFE) / 2015
|