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LA NOTION DE VISIBLE / Tentative d'approche
 
Définition du Petit Robert 1992 :
1 – Qui veut être vu, qui est actuellement perceptible par la vue = Observable
2 – Sensible, ou rendu sensible au sens (et spécialement eu sans de la vue), en parlant d’une réalité abstraite, mentale ou globale (opposé à caché, invisible) = Apparent / Manifeste
3 – Par extension : qui se manifeste, s’extériorise, peut être constaté par les sens = Evident / Flagrant / Manifeste / Ostensible

Hypothèse

Le visible correspond à ce qui est immédiatement perceptible dans un rapport impliqué correspondant à ce que Edward T. HALL (La Dimension cachée – 1966 / 1971 Edition du Seuil pour la traduction française) appelle les distances publiques (de l’infini à 360cm) ou sociale (de 360 à 120cm). Il s’agit de ce que l’on perçoit sans effort, dans un mode passif qui exclut la pratique. Il s’agit donc de l’apparent.

Le visible est de l’ordre de l’effleurement.


L’homme

Le visible, chez l’individu, renvoie à son « enveloppe » : la silhouette, le visage, les vêtements, la voix, etc… C’est ce que l’on voit des gens que l’on croise dans la rue, de quelqu’un qui nous est présenté rapidement. C’est ce que l’on voit sans entrer en contact… Images (visuelles, sonores ou olfactives) furtives… La plupart du temps très vite envolées… Elles ne sont, en général, pas enregistrées par la mémoire sémantique (mémoire du savoir et de la connaissance) mais participent probablement, dans une mesure qui nous est inconnue, de ce qui est engrangé à notre insu dans notre mémoire perceptive.

Il s’agit de la plus immédiate image, représentation, que l’on donne de soi. Dans le meilleur des cas, elle traduit une globalité. Dans la plupart des cas, elle rend compte de généralités. Dans le pire des cas, elles cache toutes les réalités.


La ville

Le visible, pour une ville, renvoie à ses « enveloppes » : la silhouette des bâtiments et leur aspect général ; le rapport des pleins et des vides, du végétal et du minéral ; la présence soutenue ou non de passants, de voitures ; etc… C’est ce que l’on voit en parcourant une ville inconnue en voiture, en bus, en vélo ; en marchant l’esprit ailleurs… C’est ce que l’on voit sans entrer en contact… Images furtives…

C’est là que s’inscrit, en premier lieu, la notion de nuisance : quand le visuel, le sonore, ou encore l’olfactif est suffisamment violent pour nous contraindre à entrer en contact, à pratiquer, à être attentifs, alors que nous ne le souhaitons pas ; lorsque nous sommes obligés de passer du visible au lisible.

C’est la première image, représentation, que la ville donne d’elle-même. Dans le meilleur des cas, elle traduit une globalité. Dans la plupart des cas, elle rend compte de généralités. Dans le pire des cas, elles cache toutes les réalités.


Interstice

Quand je parle du visible, je parle alors de l’apparence. L’apparence est essentielle car elle a toujours un sens… Elle donne à voir ce que l’on veut montrer. Unilatéralité : engagement d’une seule partie. L’intention est donc là. A travers cette intention, beaucoup de choses peuvent sembler évidentes. Elles le sont rarement.


Le visible comme traduction d’une globalité

Quand le visible traduit une globalité, c'est-à-dire un ensemble formant le tout, l’équilibre est là, sans que l’on sache vraiment pourquoi. On dira d’une femme non plus qu’elle est « belle » mais qu’elle est « lumineuse », d’un individu non plus qu’il semble « en forme » mais qu’il semble « épanoui », d’un bâtiment qu’il semble « avoir toujours été là »…


Le visible comme compte-rendu de généralités

Même si le visible rend compte de généralités, c'est-à-dire d’éléments disparates et vagues, il pourrait cependant ressembler à un témoignage du moment… Un instantané…

Pour un individu, ce sera un maquillage particulier ou un visage naturel, une tenue stricte ou décontractée, l’utilisation de couleurs ou non, beaucoup d’accessoires ou pas, etc… Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’enveloppe a servi, sert encore et servira longtemps, à affirmer sa participation à un groupe de pensée, souvent lié à un mouvement musical, et qui s’inscrit dans le refus ou l’acceptation plus ou moins affirmés de participer à ce qui semble être l’ambiant (le jazz des années 50, le rock’n’roll des années 60, le hippie des années 70, le punk des années 80, le rap des années 90, etc…) Le visible est alors l’expression d’une réalité qui n’est nullement représentative de l’être mais qui a le mérite de transmettre une partie de l’être. L’ostensible marque alors le rejet ou l’appartenance, dans un temps donné, au social. Certains appellent cela « être ou ne pas être à la mode » ; la mode étant une manière passagère de se donner à voir, conforme au goût du jour.

Pour une ville, ce seront les espaces verts ou des places minérales, de grandes tours ou de petits immeubles, des ronds-points ou des feux tricolores, des zones de circulations dédiées ou pas, etc… Depuis que les régions et les municipalités ont accédé à une « autonomie » décisionnelle et financière accrue, depuis que la notion de « qualité de l’espace urbain » a enfin atteint la sphère de la décision politique, nous avons vu se multiplier des opérations urbaines ou (et) architecturales allant de la pose de bacs à fleurs à la remise en couleur de grands ensembles, en passant par toutes les échelles d’intervention sur l’espace public. Ces pratiques correspondent évidemment à une prise de conscience positive et à de véritables besoins, mais sont trop souvent mises en place avec un souci dominant de valorisation d’une image (au détriment du sens), donnant lieu à de profonds malentendus. Le visible est, là encore, un moyen d’affirmer l’appartenance à ce que certains (ceux qui sont à la mode) appellent des « tendances » ; de mettre l’accent sur une spécificité, dans un temps donné.

En s’attachant, parfois de façon déséquilibrée, plus à la partie visible d’un problème, qu’à ses origines, l’intérêt pour le visible pourrait alors plutôt s’apparenter à une forme de fantaisie, c'est-à-dire « agir par caprice et selon son humeur ». Cette façon de rendre compte par le visible, et de façon temporaire, de ce qui pourrait s’apparenter à une « humeur consensuelle » ressemble à une tentative de traduction d’une globalité mais sur un autre mode, un mode qui exclut la synthèse : création d’un visible qui est dénué de sens, qui ne traduit rien d’autre qu’une manière passagère de donner à voir, conforme au goût du jour.…

Le problème que pose cette manière de faire, se situe dans le fait qu’elle s’inscrit théoriquement dans l’éphémère. Ce qui est totalement légitime quand il s’agit d’un individu et de son environnement privé (puisque cela ne concerne que lui, son porte-monnaie et son visible ; puisque ce visible peut être modifié facilement) devient contestable quand il s’agit de la ville (puisque cela concerne l’ensemble des citoyens, leur porte-monnaie et un visible qui s’inscrit dans la durée). La fantaisie peut alors avoir de graves conséquences…


Le visible comme masquage de toutes les réalités

Que ce soit pour un individu ou pour une ville, le danger est de perdre le fil : dès que l’on parle de l’enveloppe, il s’agit du paraître avec tout ce que cela suppose comme distance avec l’être. Il y a souvent un gouffre entre l’apparent (le flagrant, l’évident) et le sens . Ainsi, les phrases comme « tu as l’air en forme », « je pense avoir fait bonne impression », ou « on ne dirait pas que… », etc… que nous utilisons ou entendons tous, expriment le poids de l’apparent et la distance qui le sépare de l’essentiel. A force de se servir de la fantaisie comme enveloppe, il est tentant de croire qu’elle rend réellement compte d’une globalité, que là se situe le sens, et que chercher plus loin serait perte de temps. Ainsi assiste-t-on à la multiplication de pratiques qui rendent compte de cette confusion...

En ce qui concerne l’individu, il s’agit par exemple de ce que l’on appelle le « relooking », pratique qui se donne pour mission de trouver l’enveloppe qui correspond le mieux à un individu. La question de savoir pourquoi l’individu en question se sent en désaccord avec l’image qu’il pense donner, est évacuée. Il s’agit juste pour le « relookeur » de trouver le meilleur costume possible pour habiller l’acteur en fonction du rôle qu’il est sensé jouer…

Pour la ville, il s’agit par exemple de ce que l’on appelle le « façadisme », méthode qui consiste à conserver les façades sur rue de certains bâtiments de facture « classique », en détruisant tout ce qu’il y a derrière, pour reconstruire du neuf. Moyen très efficace pour obtenir un avis favorable des Architectes des Bâtiments de France ou des associations de « protection des quartiers », pour se passer de toutes les discussions qui pourraient avoir lieu autour d’un projet architectural complet (travaillant sur le fond, la forme et l’image), pour évacuer l’ensemble des critiques qui pourraient poindre en regard d’une certaine « audace » architecturale. Ainsi les temps d’études, d’instruction et de réalisation sont notablement diminués et l’image du bâtiment et donc de la ville n’est pas modifiée : tout le monde est satisfait. Un petit détail est pourtant légèrement troublant : l’enveloppe n’a strictement plus aucun rapport avec ce qu’elle contient, il s’agit d’un décor…

Dans les deux cas, il y a divorce entre ce qui est donné à voir et ce qui est.
On rentre dans le monde de l’imposture…


Nadine Turquaud
1999 / (extrait TPFE) / 2015

TEXTES
 
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